• Le Temps est assassin

     

    Je viens de voir que j'ai commencé à écrire cet article le 19 mai. Je n'ai pas pu le finir avant plus plusieurs raisons, notamment à cause d'une certaine date dans le calendrier qui m'a un peu affecté. Je pense qu'il était temps de le terminer.

     

    Hier en allant arroser les fleurs sur la tombe de ma mère comme chaque semaine, je me suis rendu compte que quelque chose avait changé. Je n'ai pas envie de sortir les violons, ma mère est partie l'année dernière, c'est la vie et c'est malheureusement dans l'ordre des choses. C'est toujours plus dur à accepter pour les personnes concernées ceci-dit mais c'est comme ça.

     

    Donc hier, en allant au cimetière, j'ai vu que quelque chose avait changé. J'ai l'habitude de regarder les tombes avoisinantes. Quand on va dans un cimetière il y a quelque chose de très fort qui s'en dégage. Au delà de l'atmosphère qui varie selon le temps, la saison et l'architecture du cimetière, c'est l'énorme sentiment de solitude qui est très prenant. Hormis les jours d'enterrement il y a rarement foule dans ce type de lieu. Ceci étant les disparités entre les sépultures sont encore plus parlantes. Il y a plus moins trois types de tombes : les tombes correctement entretenues avec une jolie stèle et les tombes sans stèle qui ne sont ni plus ni moins qu'un cercueil enfoui sous une motte de terre, ce qui pourrait faire penser à une tombe d'indigent. Pourtant, pour ceux qui seraient scandalisés, il faut savoir que le décès de quelqu'un peut coûter très cher à ses proches s'il n'a pas souscrit à une assurance vie. Je dirais que la moyenne se situe aux alentours des 5000-6000€. La mort ne faisant pas l'honneur d'annoncer sa venue, tout le monde ne peut pas se permettre de débourser une telle somme aussi facilement. Il va sans dire que ces tombes là sont les plus tristes.

    Le troisième type est la jolie tombe abandonnée.

     C'est assez simple de reconnaître une tombe laissée à l'abandon. Elle n'a pas de fleurs ou très peu, sèche ou fanées en général, n'est pas du tout entretenue. Son occupant est tombé dans l'oubli. Peut-être qu'il n'a plus de famille, peut-être que sa famille réside dans un autre pays ou qu'elle ne l'aime pas. Peut-être.

     
    Quand je vais au cimetière, j'ai l'habitude de jeter un œil aux autres tombes. Sans faire le poète, elles racontent des histoires. On peut voir si la personne était relativement appréciée, quand elle est née et morte (et par déduction combien de temps elle a vécu), si elle était mariée, sa passion parfois (il y a deux rugbymen dans les environs), et s'il y a une descendance ou du moins une famille restante (les plaques funéraires étant relativement équivoques).

     Une tombe m'a particulièrement interpelé. Il s'agit de la tombe d'un dénommé Alexandre Diarra, né en 1974 et décédé en 1992. En plus d'être mort à 18 ans, ce qui m'a choqué sur la jolie stèle de sa tombe c'est qu'une signature assez particulière est inscrite dessus. En effet elle est ornée d'une gravure calligraphiée façon graffiti représentant  "Ämer".

     

    Le Ministère Ämer

     

    Pour ceux qui ne connaissent rien au rap français (ou qui sont trop jeunes), le Secteur Ä est un collectif emblématique ayant inclus de nombreux artistes phares comme les Negmarrons, Ärsenik, Doc Gyneco et le Ministère Ämer (Stomy Bugsy et Passi). Si chacun d'entre eux a connu son heure de gloire à une époque (Stomy au ciné, et Passi avec ses projets hybrides "Dis L'heure de Zouk/Rock/Rimes"), ceux qui ont connu le Ministère Ämer savent qu'à leurs débuts le groupe était plutôt synonyme d'une certaine violence. Je ne reviendrai pas sur les différentes controverses qui ont traversé leur carrière (surveillance des RG, chansons ouvertement anti police comme le "Sacrifice" ou "Brigitte", rivalité avec NTM...). Si petit que j'étais je me souviens que la violence de la Secte Abdulaï, comme on disait, dépassait le cadre de la musique à Sarcelles et dans les environs.

    On pourra toujours imaginer que le mec est mort d'un cancer ou mais il est fort à parier qu'Alexandre Diarra a été victime d'un accident ou plutôt qu'il est tombé durant une embrouille de bandes rivales à Sarcelles comme il en y avait beaucoup à l'époque.

     Je me suis toujours demandé comment une famille avait pu laisser faire inscrire un truc pareil (Amer) sur la tombe. Probablement qu'il n'en avait pas ou qu'elle n'avait pas les moyens et que ses amis ont cotisé pour lui payer la tombe.

     Toujours est-il que je n'ai jamais vu autre chose qu'un minuscule bouquet composé de deux fleurs toutes fanées dessus.

     

    Hier donc je suis passé, et quelque chose avait changé. La tombe d'Alexandre Diarra avait disparu. Plus de stèle. La terre avait déjà été retournée pour accueillir le futur locataire. Le bail avait expiré.

     

    C'est aussi ça la mort. Des gens proches qui se mobilisent pour un ultime hommage qui vient du cœur. Des gens tristes, qui pleurent, s'effondrent même parfois. Puis on passe à autre chose, la vie continue. Les morts quant à eux finissent pour beaucoup dans l'oubli. Ce n'est la faute de personne, juste la nature qui veut ça. C'est pour cette raison qu'en France le bail d'une concession funéraire est limité à une certaine durée renouvelable uniquement un ou deux ans avant expiration (je viens de voir que des concessions dites perpétuelles existent mais sont sujettes à caution).

    Chaque semaine, je m'efforce d'aller voir ma mère, de nettoyer sa tombe et d'apporter de nouvelles fleurs, non seulement pour entretenir un lien que nous avions lorsqu'elle était encore en vie mais aussi pour que les gens sachent que cette tombe est visitée, et que la personne qui y git manque à quelqu'un et que ses proches pensent encore à elle. J'ai du mal à l'expliquer mais quiconque a enterré quelqu'un de très proche le comprendra aisément C'est important. Dans ma fratrie, je ne pourrais pas dire qui était le plus proche de ma mère mais je pense dire sans trop m'avancer que j'étais probablement celui qui était le plus disponible. Je suis le dernier, j'ai donc toujours été celui qu'elle envoyait faire les courses ou aller à gauche et à droite. Par la suite, j'étais le seul à être véhiculé, et naturellement j'étais le premier qu'elle appelait quand elle avait besoin de quelque chose ou qu'elle avait un problème.
    Chacun a sa manière de vivre un deuil. Ma sœur s'est réfugiée dans les photos et souvenirs mais est incapable d'affronter la douleur d'une visite au cimetière. A contrario j'ai pendant pratiquement plus de six mois été incapable de regarder une photo d'elle. Mais cette tâche hebdomadaire est ma manière de perpétuer ce que je faisais à l'époque. Je m'occupe d'elle d'une certaine façon.

    Chaque fois que je vais au cimetière donc, je regarde l'état des tombes avoisinantes. Chaque fois j'ai un petit pincement au cœur en voyant celles qui semblent abandonnées ou peu visitées, et où des fleurs artificielles sont censées maintenir l'illusion de visites régulières. Pourtant je ne me permettrai jamais de blâmer qui que ce soit. Qui sait si dans dix, cinq ou même dans deux ans j'aurai encore la même rigueur?

    Au vu de sa stèle, Alexandre Diarra a probablement eu les honneurs d'un bel enterrement. Cependant il n'a pas eu la chance d'avoir une tombe régulièrement entretenue. La plupart d'entre nous finiront tôt ou tard dans l'oubli, certains plus vite que d'autres. On essaie juste d'entretenir la mémoire de quelqu'un le plus longtemps possible et puis c'est tout.

     

    Alexandre Diarra est né en 1974 et parti en 1992. Sa tombe a disparu au mois de mai. Je ne l'ai même pas connu mais j'ai une dernière pensée pour lui avant qu'il ne finisse dans l'oubli. Comme chacun de nous.

     

    Partager via Gmail Delicious Technorati Yahoo! Blogmarks Pin It

    Tags Tags : , , , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :